Dans le cadre de son programme d’action et de promotion du désarmement nucléaire, l’organisation Britannique European Leadership Network (ELN) avait invité l’Ambassadeur autrichien Alexander Kmentt et a publié une première tribune « Éviter le pire : reformuler le débat sur le désarmement nucléaire » (24 juin), puis organisé un débat au Parlement britannique le 2 Juillet.
Éviter le pire : reformuler le débat sur le désarmement nucléaire
Par Alexander Kmentt, traduit de l’anglais par Jade Loucif.
Ambassadeur, Directeur pour le désarmement, le contrôle des armes et la non-prolifération, Ministère fédéral Autrichien pour l’Europe, l’intégration et les affaires étrangères.
Mardi 24 Juin 2014
Si elles sont utilisées, les armes nucléaires ont de terribles conséquences. Ceci est bien connu et ne se cesse incontestablement de donner à ces armes leur statut particulier. Pendant la Guerre froide, l’idée qu’une attaque mènerait à la destruction et à la mort sur une échelle intolérable pour l’adversaire était la base de la « destruction mutuelle assurée », appelée à juste titre MAD (Mutually Assured Destruction). Pour les États qui détiennent l’arme nucléaire aujourd’hui, cette notion constitue toujours l’ossature d’une politique sécuritaire basée sur la dissuasion nucléaire comme l’ultime garantie de la sécurité et comme un moyen de maintenir la stabilité stratégique entre ces États.
Dans une telle situation, le concept de stabilité stratégique nécessite les armes nucléaires et la destruction mutuelle assurée. Chaque État trouvera toujours ses forces militaires inférieures ou supérieures par rapport à un autre État. La menace de destruction complète représentée par les armes nucléaires est ainsi indispensable à ceux qui considèrent la dissuasion nucléaire comme un moyen de rééquilibrer les déséquilibres militaires perçus et réels. Par conséquent, la détention d’armes nucléaires est justifiée pour des raisons de stabilité globale qui sont non-seulement acceptables pour les détenteurs de l’arme nucléaire mais aussi impossibles à surmonter.
Le concept est alors circulaire. Les États dotés de l’arme nucléaire se nourrissent des menaces perçues par les uns et les autres. Ce faisant, ils se fournissent mutuellement la justification pour conserver les armes nucléaires. Dans une situation comme la stratégie de la corde raide menée par la Russie en Ukraine actuellement, la dissuasion nucléaire est immédiatement présentée comme une « ultime garantie sécuritaire » rassurante pour les membres européens de l’OTAN. Étant donné les plans de la défense antimissile américaine et les capacités classiques de frappes mondiales immédiates, les planificateurs militaires russes estiment qu’ils doivent faire face à la modernisation de leurs propres armes nucléaires. La même dynamique fonctionne pour la Chine, la France, l’Inde, Israël, le Pakistan, la Corée du Nord et le Royaume-Uni.
Le désarmement nucléaire ainsi qu’un monde sans armes nucléaires ne sera jamais atteint sans que ce cercle vicieux ne soit brisé. Malheureusement, les État dotés d’armes nucléaires ont prouvé eux-mêmes leur incapacité à passer ce cap psychologique depuis la fin de la Guerre froide il y a 25 ans. La confiance durable en l’armement nucléaire est sûrement la meilleure force motrice pour la prolifération de ces armes. Les États possesseurs de l’arme nucléaire, même s’ils ne prolifèrent pas eux-mêmes du point du vue des armes et de la technologie, participent à la prolifération du symbolisme et du statut associé à ces armes.
Une nouvelle dynamique émerge de toute façon avec le potentiel de reformulation du débat : les États qui ne détiennent pas d’armes nucléaires et la société civile cherchent de plus en plus à prendre part au débat en se concentrant sur les potentielles conséquences humanitaires et les risques associés aux armes nucléaires. Depuis 2010, quand la conférence d’examen du TNP a exprimé une « profonde préoccupation à propos des conséquences humanitaires catastrophiques de toute utilisation des armes nucléaires », une profusion d’activités nationales et internationales s’est concentrée sur cette question. Les plus éminentes d’entre elles étant les conférences internationales spécialement consacrées à ce sujet en Norvège en 2013 et au Mexique en février dernier. Une autre conférence de ce type est prévue pour décembre 2014 à Vienne, en Autriche.
Ces conférences fournissent un débouché pour les derniers projets de recherche sur les conséquences des armes nucléaires sur l’environnement, le climat, la santé, l’ordre social, le développement humain et l’économie mondiale. La recherche présente des arguments convaincants qui montrent que les conséquences sont encore plus importantes que ce que l’on croyait précédemment. Même ce que l’on appelle les « échanges nucléaires limités », utilisant une petite fraction des arsenaux nucléaires actuels, pourraient provoquer une crise humanitaire immédiate d’une immense ampleur. Les images d’Hiroshima et de Nagasaki feraient pâle figure en comparaison. Aucune capacité nationale ou internationale n’existe pour faire face convenablement à de telles conséquences. De plus, à cause de la fumée et de la suie dans l’atmosphère, la température globale s’effondrerait et cela aurait des effets désastreux sur la production des cultures de base. Une famine mondiale et une rupture de l’ordre social autour du globe en résulteraient. Il n’y a pas de vainqueurs dans une telle situation ; selon les mots de Ronald Reagan : « une guerre nucléaire ne peut jamais être gagnée et ne doit pas être entreprise ».
De nouvelles informations sont désormais accessibles à propos d’accidents ou d’erreurs humaines passés et évitées de justesse liés aux armes nucléaires et sont associées à une meilleure compréhension des risques inhérents à tous systèmes technologiques complexes. Ces risques existent, ils sont plus sérieux que ce que l’on savait et ne pourront jamais être complètement anéantis. L’humanité a été très chanceuse à plusieurs reprises dans le passé ; la raison voudrait que soit réclamée urgemment une action pour dépasser le stade des armes nucléaires.
Les cinq États dotés et reconnus par le TNP ont jusqu’ici refusé d’engager le débat et de participer aux conférences internationales. L’argument formulé pour justifier leur absence est que l’intégralité du discours humanitaire sert de diversion du TNP et est simplement une manière pour certains États et la société civile de faire pression en faveur d’une convention sur les armes nucléaires – c’est-à-dire une interdiction juridique de portée internationale des armes nucléaires – que les États dotés d’armes nucléaires ne soutiennent pas. Cet argument n’est pas convainquant et est intéressé. Tout le monde consent à dire que des normes juridiques supplémentaires en complément du TNP sont nécessaires pour le désarmement nucléaire. Les différentes options devraient être sérieusement débattues.
Le discours humanitaire ne devrait pas être réduit à une simple discussion à propos d’une approche juridique ou une autre. Il se concentre sur l’arme en elle-même plutôt que sur le symbolisme qui a été créé autour de l’arme nucléaire et de la dissuasion. Ainsi, il s’agit d’un débat qui devrait renforcer la dynamique vers le désarmement nucléaire. La dissuasion nucléaire peut apparaître comme un concept attrayant : un moyen de mettre fin à une guerre globale en raison d’une menace aux conséquences intolérables. Pourtant, ceci pourrait être une chimère et signifierait sûrement un gros risque pour l’avenir de toute l’humanité. Peut-être est-ce un sujet délicat pour les États dotés d’armes nucléaires mais ils devraient prendre part au débat. Le besoin d’empêcher un tel désastre humanitaire susceptible de se produire devrait nous unir pour agir urgemment en faveur du dépassement des armes nucléaires.