A la Petite Maison Blanche, à Key West en Floride, le 16 mai 2014, (…) Setsuko Thurlow et Yasuaki Yamashita ont pu partager leur expérience d’enfant présent respectivement à Hiroshima et Nagasaki. (…) Ci-dessous se trouve le discours de Setsuko Thurlow durant cette soirée.
(…) A 8h15, pendant que le commandant Yanai nous donnait son discours d’encouragement à l’assemblée, j’ai soudain vu par la fenêtre un éclair blanc bleuâtre aveuglant et je me souviens avoir eu la sensation de flotter dans les airs. Quand j’ai repris conscience dans le silence et l’obscurité, je me suis retrouvé coincé par l’immeuble effondré. Je ne pouvais pas bouger et je savais que je faisais face à la mort. (…) Ensuite, soudainement, j’ai senti des mains toucher mon épaule gauche, et j’ai entendu un homme dire « N’abandonne pas ! Continue de bouger ! Continue de pousser ! J’essaye de te libérer. Tu vois la lumière par cette ouverture ? Rampe à travers et sort aussi vite que possible ». Quand j’ai rampé vers la sortie, les ruines étaient en feu. (…)
Dehors, j’ai regardé autour de moi. Bien qu’on soit le matin, il faisait aussi sombre qu’au crépuscule à cause de la poussière et de la fumée qui s’élevaient dans l’air. J’ai vu des fleuves de visages fantomatiques, qui se déplaçaient lentement du centre de la ville vers les collines environnantes. Ils ne ressemblaient pas à des êtres humains, leurs cheveux se tenaient debout, ils étaient nus, en lambeaux, sanglants, noircis et enflés. Il manquait certaines parties de leurs corps, de la chaire et de la peau pendaient de leurs os, certains avaient leurs globes oculaires suspendus dans leurs mains, certains avaient leurs estomacs éclatés ouverts, ou leurs intestins qui pendaient. Nous, les étudiants, avons rejoint la procession fantomatique, en enjambant scrupuleusement les morts et les mourants. Il y avait un silence de mort, brisé par les gémissements des blessés et leurs supplications pour de l’eau. L’immonde odeur de peau brûlée remplissait l’air.
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Mon père avait quitté la ville tôt ce matin-là, ma mère avait été secourue de notre maison effondrée, ma sœur et son fils de 4 ans ont été brûlés de façon spectaculaire lorsqu’ils allaient chez le docteur, les squelettes d’une tante et de deux cousines ont été retrouvés. Ma belle-sœur manque toujours à l’appel. Nous nous sommes réjouis de la survie de mon oncle et de sa femme, mais ils moururent 10 jours plus tard avec des boutons violets partout sur leurs corps et leurs organes internes qui semblaient s’être liquéfiés. Ma classe d’âge de plus de 8000 collégiens de 5ème et de 4ème a été engagée pour nettoyer les voies d’accès du centre-ville d’Hiroshima. Beaucoup d’entre eux ont été tué sur le coup par la chaleur des 4000 degrés Celsius. D’autres ont simplement été carbonisés ou vaporisés. La radiation, l’unique caractéristique des bombardements atomiques, affecte les gens au hasard et de manière mystérieuse, avec certains qui meurent instantanément, d’autre en des semaines, des mois ou des années après par les effets différés, et les radiations qui tuent toujours les survivants aujourd’hui.
Ainsi, ma ville bien-aimée d’Hiroshima est soudainement devenue désolation, avec un amas de cendre, de décombres, de squelettes et de cadavres noircis. Sur une population de 360 000 habitants, la plupart des non-combattants, des femmes, des enfants et des personnes âgées sont devenues des victimes d’un massacre indiscriminé causé par le bombardement atomique. A la fin de l’année 1945, 140 000 avaient péri. A présent, au moins 260 000 personnes sont mortes seulement à Hiroshima des effets de l’explosion, de la chaleur et des radiations. Quand j’évoque le chiffre de la mort, cela m’est très douloureux. Réduire les morts à un nombre banalise leurs précieuses vies et nie leur dignité humaine.
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Nous, les Hibakusha, survivants d’Hiroshima de Nagasaki, sommes convaincus qu’aucun être humain ne devrait avoir à vivre notre expérience de l’inhumain, de l’illégalité, de l’immoralité et de la cruauté de la bombe atomique, et que notre mission est d’avertir le monde de la menace du mal ultime. Nous croyons que « Humanité et armes nucléaires ne peuvent coexister », et c’est notre impératif moral d’interdire les armes nucléaires dans le but de sécuriser un monde sans danger, propre et juste pour les futures générations. C’est avec cette conviction que nous nous sommes exprimés à travers le monde la décennie passée, pour une interdiction totale des armes nucléaires.
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En examinant la réalité actuelle des efforts mondiaux pour le désarmement nucléaire, nous, les Hibakusha sommes consternés et perturbés du manque de progrès tangible envers l’objectif. Nous voyons le manque de volonté politique des États détenteurs pour un désarmement nucléaire démontré par la non-ratification du Traité d’Interdiction complète des Essais nucléaires ; par le non-respect de l’Article 6 du Traité de Non-Prolifération, par l’échec des négociations pour un Moyen-Orient sans armes nucléaires, par la modernisation continue des arsenaux nucléaires, etc. Ainsi, un petit nombre d’États nucléaires ont pris le monde en otage de la peur et de l’anxiété tout en gaspillant des milliers de milliards de dollars, loin des réels besoins humains, pour construire des armes de destruction massive. Ceci est l’intolérable et l’inacceptable réalité.
Quelle doit-être notre réponse au statu quo nucléaire ? J’ai partagé mon douloureux souvenir de l’impact et des conséquences du bombardement atomique d’Hiroshima. En presque 70 ans, les États détenteurs ont développé des armes toujours plus sophistiquées, plus de 17 000, assez d’armes pour tuer chacun de nous sur la planète, plus d’une fois. N’est-ce pas avec le temps que nous faisons notre examen de conscience, avec une pensée critique et dans une action positive à propos des choix que nous faisons pour la survie de l’humanité ? Je vous exhorte, les plus jeunes en particulier, de faire juste cela.
Extraits du témoignage d’une survivante du bombardement d’Hiroshima, traduit de l’anglais par Jade Loucif.