Chaque génération serait-elle condamnée à jouer à la roulette nucléaire ? Après Cuba, la crise des euromissiles et la crise du Kargil, c’est la Russie qui aujourd’hui multiplie les menaces nucléaires. La possession de cette arme de destruction massive ne garantit ni la sécurité de la population, ni l’inviolabilité des frontières. Face à cette réalité, les parlementaires doivent engager une véritable réflexion sur le rôle de la dissuasion nucléaire comme clef de voûte du système de défense.
La dissuasion nucléaire est plus complexe que ne laisse entendre certains commentateurs. Cette stratégie implique pour le chef d’État une attitude rationnelle, pour montrer à son adversaire sa volonté « d’appuyer sur le bouton », tout en étant prêt à réaliser un geste irrationnel qui entraînerait un effondrement de toute vie sur terre. Cette stratégie repose donc sur le pari et l’espoir que l’autre reculera face à ce chantage…
Pas de gagnant dans une guerre nucléaire
D’autant qu’il n’y aura pas de gagnant dans une guerre nucléaire, même limitée. Les populations et leurs États subiront des conséquences humanitaires catastrophiques, des perturbations fortes du climat, des vagues de réfugiés et une crise économique sans précédent.
Or, nous vivons une époque encore bien plus dangereuse que celle de la Guerre froide. Les dirigeants politiques ne cessent de banaliser l’arme nucléaire, les menaces fusent sans tabou. Et ce n’est pas que de la rhétorique, les arsenaux se modernisent et augmentent. La Russie a transféré des armes nucléaires en Biélorussie.
La France a ouvert un peu plus la porte à une européanisation de sa dissuasion nucléaire. Les États-Unis installent en Allemagne de nouvelles bombes nucléaires tactiques (comme en Belgique, en Italie, aux Pays-Bas, en Turquie). La Chine augmente son arsenal, comme le Royaume-Uni.
La dissuasion ne connaît pas la crise
En raison d’un calendrier assez similaire de renouvellement des arsenaux, les États augmentent massivement leur budget atomique. Selon le dernier rapport de notre campagne ICAN, plus de 82 milliards d’euros ont été dépensés en 2023 par les États-Unis, la Chine, la Russie, le Royaume-Uni, la France, l’Inde, Israël, le Pakistan et la Corée du Nord pour les armes nucléaires.
En France, la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 va y consacrer en moyenne annuelle 7,67 milliards, un chiffre à comparer aux deux précédentes LPM qui étaient alors de 5,02 milliards (2019-2023) et de 4,66 milliards (2014-2018) en moyenne. L’objectif est — si le Président décidait, d’utiliser les 300 armes nucléaires — « de réduire en poussière l’équivalent de la superficie française en Russie » (amiral Vandier, L’Express, 06/09/2024). Ce qui ne signifierait rien d’autre qu’une population française réduite aussi en poussière.
Le profit des industriels de l’armement
Ces investissements massifs, qui bénéficient aux industriels de l’armement et aux secteurs financiers, sont confrontés à une réalité : la dissuasion a perdu sa crédibilité. Elle est battue en brèche si l’on observe les très nombreuses attaques de l’Ukraine sur des sites stratégiques russes, la présence de milliers de soldats de Kiev en territoire adverse ou encore les 300 drones et missiles iraniens qui ont frappé Israël.
L’histoire nous a déjà montré nombre d’exemples d’attaques directes mettant en échec la dissuasion (1982, l’Argentine envahit les îles britanniques Falkland ; 1991, Israël est visé par des missiles irakiens.) De même, la peur d’un adversaire nucléaire n’a pas empêché la Chine de rallier la Corée du Nord (1950) en guerre contre les États-Unis, ni l’Inde et le Pakistan (en 1999) de s’affronter dans la crise du Kargil qui a emmené le monde au bord du gouffre nucléaire. Enfin, il faut souligner les incohérences, telle l’annonce par la France de vouloir se jeter dans la course à un bouclier antimissile, confirmant ainsi que la dissuasion doit être doublée d’une nouvelle « assurance-vie ».
Le Parlement doit agir
Poursuivre ce système de défense en balayant d’un revers de la main ces faits, met en danger la population française et plus largement européenne. Les deux nouvelles commissions de la défense et des affaires étrangères doivent organiser un cycle sur le « nucléaire militaire » en séance publique, avec une parité des experts interrogés. Il faut souligner que depuis 1964, date de mise en service des Forces aériennes stratégiques, seuls 2 cycles « dissuasion » (dont un à huis clos) ont eu lieu. Les crédits de renouvellement des systèmes liés à la dissuasion devraient être eux gelés, en attendant les conclusions de ce cycle.
Ce processus doit s’accompagner d’une participation de la France comme État observateur à la troisième réunion des États parties au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires qui se tiendra en mars 2025 au siège des Nations unies. Cette présence, aux côtés de nos partenaires notamment allemand, montrera une démarche responsable d’une puissance nucléaire.
Une seule certitude : la problématique de l’arme nucléaire prendra fin, soit par son utilisation, soit par son élimination. Il nous reste à déterminer collectivement quelle fin nous souhaitons.
Ce texte a été écrit dans le cadre d’un programme soutenu par la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France-Italie et mis en ligne le 24 septembre sur le site du journal La Croix.