Le retour sur le devant de la scène de l’européanisation de la dissuasion française s’inscrit dans cette « pensée unique » que face à une Russie autoritaire — mais aussi face à la possibilité d’une nouvelle présidence Trump — il suffirait d’armer l’Union européenne (UE). Déjà en 2017, le président Macron proposa, à la Sorbonne, de développer une culture stratégique commune, et ces derniers mois il a multiplié les affirmations — et contradictions — concernant la dimension européenne de la dissuasion française.
Imagine-t-on les vingt-sept présidents ou chefs de gouvernement de l’UE se réunir pour décider à l’unanimité d’enclencher le feu nucléaire ? Non, soyons réalistes. Pour des raisons évidentes (rapidité, sécurité, indépendance, nationalisme) ce choix ne peut être le fait que d’une seule personne, en l’occurrence le président français. L’Otan qui a résisté à la fin des deux blocs, survivra à une présidence Trump. Le terme de « partage » de la bombe recoupe donc trois significations.
La première piste (comme évoquée par Jean-Dominique Merchet, dans son livre Sommes-nous prêts pour la guerre ?) serait une imitation de ce que les États-Unis pratiquent dans le cadre de l’Otan et que la Russie met en place en Biélorussie. Cela signifierait la dissémination de missiles de croisières nucléaires ASMP-A dans des États européens, portés par des Rafale achetés, entretenus et pilotés par le pays hôte, la France restant maître de l’ordre d’emploi.
La seconde piste serait le stationnement permanent, en dehors du territoire national, d’un escadron nucléaire des Forces aériennes stratégiques (FAS). Soit une vingtaine de Rafale et probablement d’un ou deux avions-ravitailleurs (A330 MRTT Phénix), accompagnés de plusieurs centaines d’hommes pour assurer leur maintien en capacité opérationnelle, leur maintenance et la sécurité des armes.
Ces deux cas, de manière très pratique, impliquent une augmentation encore plus importante du budget dissuasion, puisqu’ils nécessitent un accroissement de l’arsenal. En effet, il faut être pris « au sérieux » relève François Heisbourg (Ouest- France, 26 février 2024). Qui va payer la France ? Les États qui abritent ces armes ou l’Alliance atlantique (si ce partage se déroule dans ce cadre) ? Cela ne peut pas être l’UE, car trois de ses membres — Autriche, Irlande et Malte — sont des États parties au Traité des Nations unies sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Ils se sont « engagés à ne jamais, en aucune circonstance aider, encourager ou inciter de quelque manière que ce soit, à se livrer à une activité interdite à un État Partie [au TIAN] ». Second problème, construire ou aménager des bunkers répondant aux exigences de sécurité pour abriter les têtes nucléaires, engendrera inévitablement des protestations de la part des populations des pays hôtes, des ONG et des parlementaires. D’une part en raison des risques environnementaux et sanitaires de ces installations et, d’autre part, du fait que leur pays deviendrait une cible prioritaire pour Moscou.
La troisième piste est celle du partage du fardeau financier en échange d’une protection nucléaire. Un discours du président de la République ne sera pas suffisant. Cela devra se traduire par la conclusion d’un traité définissant et organisant la responsabilité et le rôle des forces nucléaires françaises pour défendre les États de l’Union européenne (excepté les membres du TIAN) associant ou non des États en Europe comme la Norvège. Quid également de la force nucléaire du Royaume- Uni ? Gageons que les négociations risquent d’être ardues.
Si certains partenaires en Europe (selon Pierre Haroche, Le Monde du 16 février 2024) se disent intéressés par la dissuasion française, encore faut-il qu’ils aient confiance dans la parole de la France sur le long terme pour abandonner une partie impor- tante de leur souveraineté ! Cet aspect psychologique n’est jamais évoqué. Partager la bombe est ainsi bien moins réaliste que ce que laissent croire ses promoteurs.
Une certitude : quelle que soit la piste mise en œuvre, la France devra faire face à de fortes conséquences internationales négatives, voire même à un isolement. L’augmentation de l’arsenal nucléaire irait à l’encontre, dans son esprit et sa lettre, du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) qu’elle a ratifié en 1992. La France a une obligation d’agir « de bonne foi » (article VI) en faveur du désarmement nucléaire. Selon l’avis (1996) de la Cour internationale de justice, cette notion dépasse la simple obligation d’affichage du souhait de désarmer. L’objectif est bien de parvenir à un résultat (le désarmement nucléaire) par l’adoption d’un comportement déterminé (la bonne foi). En outre, une telle infraction aurait un impact très préjudiciable sur la crédibilité du traité déjà érodée par l’absence d’action sur le désarmement nucléaire des États dotés d’armes nucléaires. Le TNP, depuis 1970, a permis de limiter et de contrôler la prolifération nucléaire de près d’une quinzaine d’États. Toute nouvelle démarche de « partage » viendrait affecter la sécurité de tous en ouvrant la boîte de Pandore de la prolifération.
Enfin, la France a, le 3 janvier 2022, prononcé une déclaration conjointe avec les dirigeants des États dotés visant à prévenir la guerre nucléaire et à éviter les courses aux armements, « qui ne profiterait à personne et nous mettrait tous en danger ». Des paroles qui ont été réaffirmées, à de nombreuses reprises, dans différentes instances onusiennes. Un tel déploiement marquerait une volonté de manquer aux principes énoncés dans cette déclaration.
L’invasion illégale de l’Ukraine par la Russie, qui s’appuie sur la menace d’emploi d’armes nucléaires, a entraîné une banalisation et une simplification de la parole sur ces armes de destruction massive. Ces armes sont interdites par le droit international. Elles alimentent la peur, l’insécurité, la course aux armements. Leurs objectifs sont de brûler et de vaporiser en une fraction de seconde des populations civiles. Faire leur promotion n’est pas un acte réaliste pour assurer notre sécurité.
Une tribune de Jean-Marie Collin, directeur de ICAN France et Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements, publiée dans la Lettre d’information parlementaire sur le désarmement et la non-prolifération nucléaire n°1, avril 2024.