Traditionnellement, les 6 et 9 août sont des journées où les drames atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki sont commémorés à travers le monde. Cette année, le sort des 240 000 civils tués en 1945 a également été honoré le 11 octobre avec l’attribution à l’organisation non gouvernementale japonaise Nihon Hidankyo du prix Nobel de la paix 2024. Alors que le rôle des armes nucléaires s’accroît à mesure que les relations géopolitiques se détériorent, cette reconnaissance de la réalité des conséquences humanitaires des armes nucléaires n’a pas suscité les mêmes réactions au sein du couple franco-allemand.
En octobre dernier, le comité Nobel a attribué le Nobel de la paix 2024 à Nihon Hidankyo pour « avoir démontré par des témoignages que les armes nucléaires ne doivent plus jamais être utilisées ». Cette organisation non gouvernementale, aussi connue sous le nom de la Confédération japonaise des organisations de victimes des bombes A et H, a été fondée le 10 août 1956. Elle regroupe des survivants (hibakusha) des bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki et poursuit trois objectifs principaux : militer pour l’abolition totale des armes nucléaires, défendre les droits des survivants des bombardements et sensibiliser le public aux dangers de l’arme atomique.
C’est précisément ce dernier point que le Comité Nobel a voulu souligner dans son communiqué pour expliquer son choix : « ces témoins historiques ont contribué à susciter et à consolider une large opposition aux armes nucléaires dans le monde entier en s’appuyant sur des histoires personnelles, en créant des campagnes éducatives basées sur leur propre expérience et en lançant des avertissements urgents contre la dissémination et l’utilisation des armes nucléaires ».
Cette attribution du Nobel de la paix à Nihon Hidankyo revêt une importance particulière. En effet, depuis plus de deux ans, la Russie a déclenché une guerre contre l’Ukraine, qui se déroule sous l’ombre de menaces nucléaires. Par ailleurs, ce Nobel vient rappeler la nécessité de conserver le « tabou nucléaire », permettant aussi de souligner l’expression, portée depuis 1956 par ses hibakusha : « No more Hiroshima, no more Nagasaki ». C’est ainsi un message aux puissances nucléaires des États dotés d’armes nucléaires (Chine, États-Unis d’Amérique, France, Royaume-Uni et Russie) qui, dans une déclaration conjointe des chefs d’État et de gouvernement du 3 janvier 2022, ont pris l’engagement de prévenir la guerre nucléaire et affirmé qu’« une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée ».
Cette attribution du Nobel de la paix 2024 a été amplement saluée à travers le monde. Ainsi, le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres a rappelé que les hibakusha sont des « témoins désintéressés et porteurs d’âme de l’horrible coût humain des armes nucléaires ». Néanmoins, du côté de l’Union européenne, la réaction a été diamétralement opposée entre la France, État doté au titre du Traité de non-prolifération nucléaire, et l’Allemagne, État non doté, membre de l’Alliance atlantique qui dispose d’armes nucléaires des États-Unis stationnées sur son sol.
Dans une déclaration, le gouvernement fédéral allemand s’est « réjoui de l’annonce de l’attribution » de ce Nobel, la ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock déclarant qu’à « une époque où des puissances agressives menacent à nouveau d’utiliser l’arme nucléaire, il est d’autant plus important que le monde dans son ensemble fasse clairement comprendre que de telles armes ne doivent jamais être utilisées ». Des mots qui s’inscrivent dans la suite du message écrit en 2023 dans le livre d’or du musée du Mémorial de la Paix d’Hiroshima par le chancelier allemand Olaf Scholz : « Ce lieu nous rappelle une souffrance inimaginable. En ce jour [19 mai 2023], avec nos partenaires, nous renouvelons notre promesse de protéger, avec toute notre détermination, la paix et la liberté. La guerre nucléaire ne doit plus jamais être menée ». Cette prise de parole s’inscrit aussi dans la participation de la diplomatie allemande au titre d’État observateur lors des deux premières réunions du Traité des Nations Unies sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Cette participation ne signifie pas une adhésion à ce traité, mais démontre une volonté d’agir notamment sur les piliers liés à l’assistance aux victimes des armes et des explosions nucléaires et à la réhabilitation de l’environnement. Enfin, ce fil rouge, lié aux « souffrances » créées par les armes nucléaires, s’est aussi traduit par le vote favorable de l’Allemagne, le 22 décembre 2023, à la Résolution A/RES/78/240 concernant « Le lourd héritage des armes nucléaires : assistance aux victimes et remise en État de l’environnement dans les États membres touchés par l’emploi ou la mise à l’essai d’armes nucléaires », résolution votée par 161 voix pour, 4 contre (France, Royaume-Uni, Russie et la Corée du Nord) et 6 abstentions.
La France, quant à elle, est restée muette. Un silence en contradiction avec le message laissé le 13 mai 2023 par le président français, Emmanuel Macron, dans le livre d’or du musée du Mémorial de la Paix d’Hiroshima : « avec émotion et compassion, il nous appartient de contribuer au devoir de mémoire des victimes d’Hiroshima et d’agir en faveur de la paix, seul combat qui mérite d’être mené ». Cette absence de communication aux enfants qui ont survécu aux bombardements nucléaires, aujourd’hui âgés en moyenne de 80 ans, s’inscrit dans une logique du refus de toute prise de parole sur le sujet lié aux « conséquences humanitaires catastrophiques des armes nucléaires ». Ce sujet est porté avec détermination par Nihon Hidankyo, aux côtés de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (ICAN), ce qui a permis l’entrée en vigueur du TIAN le 22 janvier 2021. Or, la France est vent debout contre ce traité qu’elle juge « inadapté au contexte sécuritaire international ». Pour la diplomatie française, tout pas fait en direction du TIAN serait une faille dans la stratégie de se placer en tant qu’objecteur persistant de la formation d’une norme coutumière d’interdiction de l’arme nucléaire. Elle insiste ainsi sur le fait que le TIAN ne peut constituer un élément en faveur d’une telle norme. Une stratégie dure, qui a notamment conduit la France, en 2023, à voter contre la Résolution A/RES/78/240 – aux côtés de la Russie et de la Corée du Nord – alors même qu’elle dispose d’une loi (bien qu’imparfaite) reconnaissant les victimes des essais nucléaires.
79 ans après les tragiques événements des destructions des villes d’Hiroshima et de Nagasaki, jamais la communauté internationale n’a dû faire face à autant de menaces d’emplois d’armes nucléaires. Ce prix Nobel est donc un appel aux puissances nucléaires et aux États membres d’alliances nucléaires à devenir plus responsables. Les postures opposées affichées par l’Allemagne et la France devant les conséquences humanitaires des armes nucléaires démontrent que, désormais, seul Berlin semble se souvenir d’Hiroshima.
Ce texte a été écrit dans le cadre d’un programme soutenu par la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France-Italie et mis en ligne le 2 novembre sur le Réseau d’analyse et d’information sur l’actualité internationale – Multipol