TRIBUNE : Le seul avenir de la dissuasion nucléaire est son échec

Vivons-nous le troisième âge ou la nouvelle jeunesse de la dissuasion nucléaire ?  La question se pose, tant ses partisans ne cessent d’abuser de contorsions lexicales pour justifier la poursuite de leur stratégie nucléaire, à l’heure où la dissuasion russe est malmenée. En France, la croyance « en la vertu rationalisante de l’atome » est née dans les années 1960. Depuis lors, une large majorité de responsables politiques, parlementaires, journalistes et chercheurs sont devenus membres de cette religion d’État. Le doute n’est pas autorisé dans la mesure où la clef de voûte de la politique militaire repose sur la mise en œuvre d’un système d’arme de destruction massive. Or, désormais certains croyants avouent ouvertement que la Sainte Bombe ne fonctionne plus !

 

« L’hypothèse de l’échec de la dissuasion nucléaire doit nécessairement être prise en compte » reconnaît Bruno Tertrais, le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique dans Le Monde du 21 septembre 2024. Pour rappel, au début de l’année dans Pax atomica ? (Éditions Odile Jacob) il écrivait que « la dissuasion nucléaire est une forme de bien commun mondial » apportant la paix. Si même celui qui est surnommé le « pape » par nombre de journalistes se met à douter, il y a de quoi être interpellé.

Il faut reconnaître que Vladimir Poutine a allègrement savonné la planche de la dissuasion, en plaçant l’invasion de l’Ukraine, en 2022, sous le prisme de la menace nucléaire via de multiples signaux stratégiques : mise en état d’alerte des forces, exercices nucléaires, déploiement de bombes nucléaires en Biélorussie et le dernier en date, modification de la doctrine d’emploi. Cette posture agressive de Poutine a, dans un premier temps, affecté les livraisons d’armes des Occidentaux à l’armée ukrainienne, mais elle n’a pas pour autant empêché cette dernière d’envahir à son tour une portion du territoire russe, censé être protégé justement par la dissuasion.

Les menaces du dirigeant russe d’être prêt à utiliser l’arme la plus destructrice n’ont donc pas fonctionné. Les alliés de l’Ukraine sont passés de livraison d’armes dites « défensives » en 2022, à des missiles de longue portée pouvant atteindre Moscou. Que l’on ne s’y méprenne pas, les dirigeants occidentaux ont eu dans un premier temps peur, à l’image de la France qui, pour la première fois depuis les années 1980, a mis à l’eau trois sous-marins nucléaires lanceurs d’engins sur les quatre dont elle dispose au début de 2022. Avec la capacité, selon l’amiral Vandier, « de réduire en poussière l’équivalent de la superficie française en Russie » (L’Express, septembre 2024). Ce qui ne signifierait rien d’autre qu’une population française réduite elle aussi en poussière en retour de bâton.

« Nous sommes à un moment de crise profonde » explique la journaliste américaine Annie Jacobsen dans un ouvrage qui vient d’être publié en français (Denoël). La dissuasion – de la Russie comme celle des autres puissances nucléaires – a pris des coups qui l’a décrédibilisé.

Pour tenter de sauver sa crédibilité, ses partisans précisent que les fameuses lignes rouges n’ont pas été franchies ; que ce n’est qu’« une incursion », et non « une invasion ». Mais nous observons très clairement une fébrilité à vouloir absolument justifier la poursuite de cette politique de défense, dont le budget « explose » avec un minimum de 12 000 € par minute (en 2024), soit près de 30 % de plus qu’en 2018. Sans compter que si la technicité de l’arme est mise en avant comme système ultime, c’est pour mieux écarter les failles de la psychologie humaine. Cette stratégie repose entre les mains d’un seul donneur d’ordre : face au risque d’anéantissement, appuiera-t-il sur le bouton rouge ?

Pour reprendre les mots du philosophe Paul Ricoeur, tant apprécié par le président Emmanuel Macron, nous sommes toujours dans cet état de « vraie et fausse paix », perpétuellement menacé par les conséquences de l’emploi volontaire ou accidentel d’arme nucléaire. Face à cette insécurité mondiale, presque la moitié des États membres de l’Organisation des Nations unies sont impliqués dans le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (73 États parties et 25 ont lancé le processus de ratification).

En effet, depuis le 21 janvier 2022, les armes nucléaires sont interdites par le droit international, même si cela peut déplaire, et même si les États nucléaires ne reconnaissent pas encore ce traité. Lors de la seconde réunion du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) à l’ONU en novembre 2022, les États membres ont décidé de déconstruire cette fausse sécurité dont « la perpétuation et la mise en œuvre […] non seulement érodent et contredisent la non-prolifération, mais entravent également les progrès vers le désarmement nucléaire ».

Les guerres qui frappent le territoire européen et le Moyen-Orient offrent aux responsables politiques — et notamment aux parlementaires — une occasion unique de repenser la place de cette « clé de voûte de la défense ». Pour paraphraser le président Macron (lors de la Rencontre de Sant’ Egidio, le 22 septembre à Paris) « tant de notre temps est dédié à imaginer les formes possibles de guerres et les innovations pour faire la guerre », le moment est venu d’imaginer la paix !

N’attendons pas que la dissuasion nucléaire entre dans son quatrième âge, celui de son utilisation. Sortons de cette parenthèse ouverte en 1945 ou comme l’a souligné le philosophe Günther Anders, « ce n’est plus l’homme qui est mortel, mais l’humanité tout entière, et de son propre fait ».

Une tribune publiée par le journal l’Opinion le 7 octobre 2024, de : 

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