Collège des Bernardins : « La dissuasion nucléaire permet-elle une paix durable ? »

Le 23 novembre 2023, le Collège des Bernardins a organisé un débat entre le général (2S) Dominique Trinquand et Jean-Marie Collin, directeur de ICAN France. L’objectif souhaité de cette rencontre disponible en lien, est selon cette institution de « renouer avec l’art de la contradiction, afin que naisse une pensée renouvelée au service de notre société ». 
ICAN France ne peut qu’approuver cette initiative et remercie cette institution pour son invitation. Dans une volonté « de poursuivre » ce débat, nous présentons ci-dessous en détail des sujets qui ont donné lieu à une « confrontation verbale »…

 

« La bombe atomique a fait capituler le Japon » – FAUX

Au cours de l’échange, le général Trinquand a affirmé que c’est bien la bombe atomique qui a fait capituler le Japon, et donc mis un terme à la Seconde Guerre mondiale. L’histoire du mythe de « l’arme suprême » portée par les partisans de la dissuasion est bien plus complexe…

Au lendemain de l’utilisation des bombes nucléaires, puis de la reddition du Japon, les journaux du monde entier ont attribué à cette arme de destruction massive le pouvoir de créer la paix. Les critiques d’Albert Camus à cet égard contre la presse internationale dans son éditorial de Combat le 8 août sont saisissant : « Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique ». Au premier abord, comment penser autrement ?

Des dizaines de raids aériens stratégiques n’ont pas fait capituler le Japon. En revanche, la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki par deux bombes nucléaires extrêmement puissantes auraient instantanément amené les dirigeants japonais à le faire. Bien plus que la capacité de destruction, ce serait l’effet psychologique consécutif à l’utilisation de ces armes d’un genre nouveau qui aurait mis à terre l’Empire nippon.

C’est donc sur la base de cette analyse que les relations internationales se sont construites au lendemain de 1945 et que les dirigeants des pays dotés de l’armement nucléaire justifient encore aujourd’hui sa possession. Hiroshima est le mythe fondateur des armes nucléaires. Selon l’historien Ward Wilson « Hiroshima a fourni la preuve de leur impact psychologique. Si les armes nucléaires étaient une religion, Hiroshima serait le premier miracle. »

Nier l’impact de ces bombardements nucléaires comme ayant contribué à la capitulation du japon serait absurde, mais leur donner tout le crédit n’aurait aucun sens. Ainsi au cours de l’été 1945, le Japon a vu la destruction de 66 villes (bombardements conventionnels et incendiaires) et les destructions d’Hiroshima et de Nagasaki ont été vécues comme des destructions plus brutales, mais pas comme des éléments décisifs sur le plan stratégique qui auraient obligé à capituler. Par contre, la déclaration de guerre de l’Union soviétique (8 août) et les invasions de la Mandchourie et de l’île de Sakhaline (9 août) ont modifié la situation de façon décisive sur le plan stratégique. Et c’est bien l’entrée en guerre de l’Union soviétique qui a radicalement changé la vision japonaise et a poussé cet empire à la capitulation.

Le témoignage du président Harry S. Truman, prononcé le 3 octobre 1945 au Congrès et portant sur l’énergie nucléaire, est assez éclairant sur le rôle de ces armes « Presque deux mois se sont écoulés depuis que la bombe atomique a été utilisée contre le Japon. Cette bombe n’a pas gagné la guerre, mais elle a certainement raccourci la guerre. »

Les raisons qui ont poussé à faire naître le mythe d’une guerre terminée grâce à l’arme atomique sont à rechercher à la fois du côté du Japon et des États-Unis. Pour Washington, il n’était pas imaginable d’admettre que l’arrivée des troupes soviétiques avait conduit à la victoire. Le mythe permettait aussi de justifier les immenses efforts (humains, techniques, financiers) réalisés dans le cadre du « projet Manhattan » pour construire la bombe atomique. Pour Tokyo, présenter la défaite comme provoquée par cette « arme prodigieuse » permettait d’écarter tout sentiment de honte et de maintenir l’empereur à la tête du pays…

Ces faits sont partagés par de nombreux historiens, dont :

« L’avertissement nucléaire n’existe pas » – FAUX

Contrairement aux indications du général (2s) Trinquand, le concept de « l’avertissement nucléaire » existe bel et bien.

Le président Emmanuel Macron a rappelé dans son discours du 7 février 2020 : « en cas de méprise sur la détermination de la France à préserver ses intérêts vitaux, un avertissement nucléaire, unique et non renouvelable, pourrait être délivré à un agresseur étatique pour signifier clairement que le conflit vient de changer de nature et rétablir la dissuasion. »

Ce concept est ancien (proposé pour la première fois par le Premier ministre Raymond Barre en juin 1977) et a changé de nom pour se nommer alternativement « alerte nucléaire », « ultime avertissement » (Chirac 2002), « avertissement de nature nucléaire » (Hollande 2015) et désormais un « avertissement nucléaire ». L’objectif serait, comme le soulignait le général Bentégeat, chef d’état-major sous le président Chirac, de donner une troisième option au président entre le choix binaire de « ne rien faire » ou « de provoquer des dégâts inacceptables ». 

Ce concept semble depuis le discours de Jacques Chirac en 2006 pouvoir être utilisé par les SNLE « c’est dans ce but, par exemple, que le nombre des têtes nucléaires a été réduit sur certains des missiles de nos sous-marins ». Toutefois celui-ci est essentiellement mis en place par les Forces aériennes stratégiques (FAS) et la Force aéronavale nucléaire (FANu).

Cet « avertissement nucléaire » est une frappe (unique) en premier destinée à restaurer la dissuasion en cas d’erreur de calcul de l’adversaire. La mise en oeuvre est complexe, car toute utilisation d’arme nucléaire ne signifie rien d‘autre que l’échec de la dissuasion !  Étonnamment le général Patrick Charaix alors commandant des forces aériennes stratégiques, reconnaissait que « si je fais de l’ultime avertissement, c’est que la dissuasion n’a pas fonctionné et que nous sommes arrivés à la limite de nos intérêts vitaux ». 

Pour essayer de comprendre ce que cela signifie concrètement, il faut imaginer une flotte de bombardiers nucléaires (Rafale) décollant, avec toute la logistique nécessaire : ravitaillement en vol, chasseurs accompagnant le convoi pour le protéger… Il paraît évident que l’emport d’un missile nucléaire ASMP-A ne pourrait pas être confié à un seul bombardier nucléaire, mais à plusieurs. En effet, il serait nécessaire de tirer plusieurs missiles, pour être sûr qu’au moins un parvienne sur la zone ciblée. Cela s’appelle la redondance. Selon les informations disponibles, les exercices d’entraînement des FAS (nom de code Poker) mobilisent d’ailleurs plusieurs bombardiers, chacun emportant des missiles ASMP-A (sans charge nucléaire lors des entraînements, bien sûr). Cela signifie bien que la frappe d’avertissement impliquerait l’emploi de plusieurs missiles. L’avertissement est bien une frappe de destruction massive, car en admettant même qu’une seule arme (l’ogive TNA pouvant avoir une puissance de 300 KT, soit 20 fois celle larguée sur Hiroshima) soit utilisée, les conséquences sanitaires, humanitaires et environnementales de cet emploi seraient catastrophiques.

Dernier élément à prendre en compte, quel que soit l’adversaire, croire que celui-ci restera sans réaction à la vue d’un raid nucléaire ou après un « avertissement nucléaire » revient à baser la sécurité de la France sur un pari…

« Le budget de la dissuasion est connu » – FAUX

Tout au long du processus de débat parlementaire sur la Loi de programmation militaire 2024-2030, le ministre des Armées n’a cessé de répéter une phrase énoncée (1963) par son prédécesseur le ministre Messmer « à certains secrets militaires il faut adjoindre une forme de discrétion budgétaire ». Et nous la complétons par sa formule complète : « Vous ne trouverez nulle part dans le budget militaire la possibilité de calculer exactement le coût de notre armement atomique. C’est très volontairement que nous l’avons fait. »

Ainsi connaître précisément la part de la dissuasion nucléaire dans le budget militaire reste très compliqué. Pour preuve, il ne fut pas possible de savoir précisément cette part qui allaient être prévue dans le cadre de la LPM, puisque le seul amendement (n°192) de transparence financière sur la dissuasion, présenté par le sénateur G. Gontard, fut rejeté par le ministre des Armées. 

La seule indication donnée par le ministre a été d’indiquer un pourcentage (sachant que tous les autres programmes d’armements ont été indiqués en milliards d’euros), la dissuasion nucléaire devant représenter « 13 % du montant global de la LPM, soit 53,69 milliards d’euros ». Cependant nous avons pu entendre ce même ministre indiquer aussi :

  • 26 avril, le journal Actu.fr interroge le ministre sur l’enveloppe globale de la dissuasion : « autour de 15 % des crédits de la loi de programmation militaire » ; soit 61,95 € Mds € ;
  • 21 juin, Vincenzo Salvetti, directeur des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, mentionne que le coût de la dissuasion sera de « 12,5 % du montant global de la LPM », soit 51,62 Mds €.

Ainsi, affirmer que le coût de la dissuasion nucléaire est connu est faux.

D’ailleurs, dans le projet de loi de finance 2024, nous retrouvons encore de nombreuses inconnues. Si à travers les documents budgétaires nous pouvons comprendre que le budget dissuasion 2024 sera de 6,350 Mds € (soit une hausse de 2 Mds € depuis 2019), nous devons aussi avoir à l’esprit que ce chiffre ne regroupe pas toutes les sommes liées à cette force. Ce chiffre ne doit être lue que comme étant le minimum investi dans cette politique de dissuasion puisque, par exemple :

  • Le général Bruno Maigret, commandant des Forces aériennes stratégiques : « Quant au budget de notre composante aéroportée, les crédits qui lui sont spécifiquement consacrés ne concernent que la mise en condition opérationnelle du missile et les infrastructures, le reste n’étant pas financé au titre de l’agrégat budgétaire nucléaire. » Par le « reste » doit-on comprendre ? les coûts liés aux entraînements des pilotes et des personnels affectés pour des missions spécifiques FAS, les spécificités des Rafale conçues pour réaliser des missions nucléaires, le Groupe de ravitaillement en vol… ;
  • Les dépenses liées aux déchets nucléaires militaires et aux démantèlements des anciens sites de production des matières fissiles (Marcoule et Pierrelatte dont le coût est estimé à 11 Mds €) ne sont pas imputés sur l’agrégat dissuasion ;
  • Les dépenses liées aux victimes des essais nucléaires, tel que reconnue par la loi Morin (soit une dépense de près de 90 millions depuis 2010), sont imputées sur les comptes du Premier ministre.

 

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